Rien d’extraordinaire ne se produira. L’extraordinaire n’aura pas lieu. Ou alors il a déjà cours, fondu dans la vie courante comme une feuille dans le feuillage…

Le dragon, mon contemporain, m’a dit que les phrases agissent comme des formules magiques. On les compose vaille que vaille et on les range en pensant qu’elles pourront servir un jour. Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire.

Un paillasson n’est jamais éternel. On le secoue lorsqu’il est saturé. Parfois, il semble immonde. Un peu à notre image, il pue. Toujours, il appelle les questions les plus graves : Sommes-nous en mesure de laisser d’autres traces ?

J’ai la réputation de jeter l’argent par les fenêtres. Mais par là ou dans un autre gouffre, quelle importance ? L’argent manquerait-il ? Oui. Oui, mais alors au même titre que les allumettes au moment où elles semblent indispensables… Je ne suis pas responsable du manque d’argent. Ce n’est pas moi qui ai inventé ce manque-là. Alors, pourquoi devrais-je y suppléer ? Les pièces de monnaie, après tout, ne sont que les morceaux d’un bonheur déchiqueté, du corps dépecé d’un très ancien dragon qui nous appartenait à tous.

Nous vivons sur un tas de charbon et dans un nuage de fumée. Nous sommes encrassés et enfumés, et nous nous sentons péricliter à une allure prodigieuse. Le jour, nous cherchons le soleil et la nuit, la lune. La lumière nous fait défaut bien plus souvent que la chaleur. Nous sommes devenus si peu regardants sur la qualité de la lumière que la flamme d’une bougie fait briller nos yeux et qu’un petit fil de lune nous rend notre ombre. En pareil moment, il faut quitter la maison et se dissoudre dans le brouillard. Il faut se rappeler sans cesse, parfois avec violence, que nous sommes animés, habités par l’air, et que c’est dans l’air libre qu’il faut se mouvoir et réaliser ses espérances. Il faut affronter le mauvais temps, marcher dans les ténèbres et se dissoudre dans l’humidité. Et ainsi, peu à peu, on sort de l’accablement, car on ne peut maudire l’élément dont on fait partie. On ne peut mépriser les chancres qui nous rongent.

Existe-t-il un plaisir plus grand que de nettoyer les vitres ? Lorsque je nettoie les vitres, je suis celle qui travaille pour que la lumière entre dans la maison. En quelque sorte, je polis les rayons du soleil, je les peigne et je les ordonne. Je baigne, comme une mère ses enfants, la lumière elle-même et je la baigne avec grand soin et beaucoup de tendresse. Je lui fais prendre, à cette lumière, un revigorant petit bain de vinaigre d’alcool. Mais j’ai beau faire, subsistent toujours des impuretés, des nuages… Mais je continue et je m’efforce de dissoudre la membrane qui me séparera toujours du soleil. Bientôt, je renonce à la pureté, à la perfection, tout en me promettant de combattre de façon régulière l’opacité grandissante, dans la mesure de mes moyens : un seau d’eau vinaigrée, une éponge, une peau de chamois et un morceau de lin blanc.

On balaye par terre et on lave pour effacer les traces de notre passage. Et, peu à peu, par minuscules pelletées, on se débarrasse de ce qu’on possède. Il est très utile de trier les pelures car on retrouve alors tous les boutons perdus, presque toutes les clefs et les dangereux éclats de verres. C’est ainsi que l’on peut faire l’historique nécessaire des journées passées et dresser la liste de ce qui ne nous appartient plus. Moi, je me souviens d’avoir retrouvé une pelote de poils noirs appartenant à mon chien mort depuis trois ans. Il faut lutter contre l’aspirateur qui vous dérobe les fragments précieux de votre vie et qui vous fait croire qu’hier vous n’existiez pas encore. Il vous répète en ronronnant qu’il n’y a aucune preuve de votre présence sur terre. Lorsqu’on a dressé l’inventaire complet de ce dont on accepte de se séparer, il ne reste plus qu’à faire place nette et à recommencer à vivre dans un lieu désinfecté - pour un temps - de soi-même.

Les murs ne résistent pas au vide qu’ils contiennent. Rien ne ronge plus rapidement que le vide. Alors, les murs se désagrègent. Les murs commencent à se désagréger dès l’instant où ils ont été établis car ils sont composés de matière en désagrégation permanente. Avec des morceaux et de la poussière, on ne peut former que des agglomérats de morceaux et de poussière. On colmate, on désinfecte, on repeint et on se réserve une nouvelle éternité. C’est tout ce qu’on peut faire.

Il est nécessaire d’entretenir des rapports amicaux avec les rats. Ils creusent en nous des terriers profonds. Et nous osons prétendre souffrir de la solitude ! Il y a un rat dans chaque trou et sur chaque parcelle de notre mémoire. Les rats peuplant les conduits souterrains ne se nourrissent que du surplus de notre abondance qui leur pleut sur la tête et leur tombe dans la gueule. Ils prennent ce que nous laissons, mais ils le prennent, souvent, avant que nous n’ayons décidé de le leur laisser. Ils ne se nourrissent que par petits bouts. Ils rongent, ils déchirent. Non, en fait ils ne déchirent rien. Ils rapiècent. Leur cheminement est semblable au cheminement de la pensée qui revient sur elle-même, se replie et avance par zigzag. La toison du rat est plus belle et plus douce que la chevelure des petits enfants. Leur force d’amour est inépuisable. Alors que nous les voudrions morts ou inexistants, eux nous aiment et nous respectent comme nous sommes, et voudraient nous côtoyer toujours : partout dans l’ombre, de petits yeux nous le disent.

Je ferai des crêpes chaque jour de ma vie rien que pour vérifier si la recette est bonne.

L'EXTRAORDINAIRE N'AURA PAS LIEU

un petit avant goût des textes du spectacle d’après « En vie » de Eugène Savitzkaya

Extraits d'entretiens d’Eugène Savitzkaya à propos de "En vie"

Quand je parle des gestes les plus quotidiens, ce n’est pas parce que ces gestes-là me paraissent exemplaires. Ce sont des gestes qu’il faut de toute manière absolument faire. Mais parce qu’à partir de gestes très simples, très proches, on peut penser le monde

Je suis surpris de l’ennui qui habite les gens, comme s’ils étaient en attente d’événements extraordinaires, qui pourraient arriver dans leur existence alors même que cette existence se passe. Ne pas tenir compte de cette simple vie, ne pas s’en servir comme d’un matériau revient à ne pas considérer sa vie entière. Toute une vie est perdue là, simplement parce qu’on l’a négligée, considérée comme une chose sans importance. Comme rien. En écrivant « En vie », j’ai cherché à parler de cette vie qui passait.

Le bonheur est une recherche qui échappe à toute morale. Dans ce roman En vie, sans doute, des gens ont-ils pu y trouver une sorte de morale. Pour moi ce n’était pas le sujet. Je vivais dans une maison qui avait telle et telle organisation. Je crois qu’il faut en parler. Chacun vit avec une certaine organisation vitale. Ce n’est pas forcément dans une maison ou avec une famille. Mais il y a une mobilisation obligatoire pour vivre. Vouloir vivre, c’est organiser sa vie ; sinon on ne peut pas y parvenir. Mon cadre, c’était donc cette maison que j’habite. J’ai cherché à la montrer, à la dire et à la décrire dans ce livre. Sans vouloir en faire quelque chose d’exemplaire ou en tirer un manuel de savoir vivre.

Comment peut-on vivre sans adorer, sans aimer ? C’est impossible. Dans la religion, je suis très attiré par la louange. Je pense qu’il faut célébrer ce qui est près de nous. Il faut simplement dire que ce n’est pas rien, et accorder une importance, à chaque chose, même dérisoire. Il faut en célébrer le moment, c’est d’une importance capitale.

Je n’aurais rien à dire si je ne parlais qu’en mon nom. Je parle en faisant partie de l’espèce humaine. J’ai une sorte de devoir de donner par l’écriture, puisque j’utilise l’un des patrimoines communs : la langue. Et que je me dois de la retourner aux autres. Il y a une sorte de devoir dans ce geste, non pas de clarté à tout prix, mais d’une justesse. Je dois rendre cette parole que je m’accapare – que je transforme en phrase – parce que la langue appartient à tout le monde.

à propos de « EN VIE » de Eugène Savitzkaya - 1995 - éditions de minuit

« En vie » offre, derrière une description claire et limpide des gestes les plus banals, un questionnement ontologique et une méditation sur le temps qui passe.