matière textuelle
une création de Laurent de Richemond et Stéphanie Louit
actrice, autrice principale de la matière textuelle écrite, parlée, enregistrée, improvisée… : Stéphanie Louit
dramaturgie, adaptation et montage de la matière textuelle : Laurent de Richemond
contribution de tous les artistes du spectacle à l'écriture de certains textes, et aux paroles sur scène
autres emprunts textuels divers : Michel Houellebecq, Nino Ferrer,...
SUIVRE QUELQU'UN
J'ai frôlé la folie et cette expérience a été un pivot dans ma vie et a beaucoup joué sur ma personnalité.
Je me souviens, j'étais à Pushkar dans un hôtel qui était un ancien palais complètement délabré ; Seule dans ma chambre, avec un grand ventilo au plafond, j'avais qu'un seul livre de Le Clézio super déprimant, je l'ai lu 6 fois tellement je me faisais chier. Je pensais que j'avais pas de problème pour me lier aux autres, aux gens, pour parler, me faire des amis mais en fait pas du tout. Je suis complètement handicapée, je crois que j'avais l'air hagarde, les gens me regardaient tous très bizarrement. Pendant ces dix jours j'ai appelé mes parents presque trois fois par jour, ils me le disent encore : « dans l'océan indien t'as pas donné de nouvelles pendant des mois et des mois et en Inde, tu faisais que nous appeler mais t'avais rien à dire » j'ai justifié que c'était parce que c'était pas cher là-bas de téléphoner mais en fait, j'étais en train de devenir folle. J'ai essayé de faire du tourisme, je suis montée en haut d'une montagne pour voir un temple, j'ai pensé mourir seule, là à chaque pas, dans mes sandales pourries. Dans l'hôtel, il y avait des singes blancs à tête noir que les employés chassaient pour pas qu'ils fouillent dans les poubelles mais moi je faisais exprès de mettre des fruits dans les poubelles, pour avoir de la compagnie. Le ventilo tournait doucement en couinant, chaque jour se ressemblait, je pensais que j'avais de la ressource mais mon psychisme dérapait tout le temps, comme si j'étais stone, en fait, j'étais abrutie par l'angoisse. Je ne comprenais ni la langue orale ni la langue écrite. Il y avait plein de touristes mais j'avais l'impression que mes regards suppliaient, comme une mendiante qu'on veut chasser.
J'ai eu cette sensation d'immense solitude et de folie aussi l'été 2006 à Paris. Je venais de me séparer, j'avais plus de boulot, plus de logement, plus de copine, plus d'amis, plus rien... j'étais bourrée et défoncée au shit H24... on m'a conduit à l’hôpital psychiatrique, j'étais délirante, je voulais qu'ils m'internent pour me reposer, je me souviens avoir dit au psychiatre « j'ai compris une vérité existentielle mais que je ne peux pas vous expliquer avec des mots » il m'a demandé d'essayer d'expliquer quand même et ça m'a rendue encore plus folle, j'ai répété : « je ne peux pas vous l'expliquer, cette vérité je ne peux pas vous l'expliquer, je viens de vous le dire pourquoi la seule chose que j'arrive à vous dire vous la réfutez ». Ils m'ont mis sous anxiolytique, le psychiatre a dit : « vous faites des attaques de panique à répétition et à chaque attaque vous perdez un kilo, dans votre situation, on ne peut pas se le permettre, vous vous consumez, on risque de vous perdre bêtement »... Donc, à Paris, en août, je me souviens, je me suis retrouvée dans un H&M aux Halles et c'était pendant la collection Madonna. Il y avait une veste en velours noir avec capuche, vraiment scintillante comme une peau de panthère. Je me suis dit que si je portais cette veste si douce quelqu'un allait avoir envie de me faire un câlin alors je l'ai achetée. J'ai mis la veste et je me suis postée dans un endroit de passage dense, au milieu, avec ma veste en velours en plein mois d'Août en 2006, une des canicules les plus meurtrières. Et je regardais les gens qui passaient, la tête et le visage trempés de sueur, avec des yeux qui supplient, avec les mains ouvertes devant moi, je devais avoir l'air tellement flippante. J'étais tellement inadaptée.
Stéphanie Louit - actrice, autrice principale de la matière textuelle écrite, parlée, enregistrée, improvisée…
extrait 1 : « J’étais tellement inadaptée »
extrait 2 : « Je suis pas l’Abbé Pierre »
Je pense que… Comment dire… J’entends là que je suis quelqu’un de bien… Mais… Oui, d’accord, je suis quelqu’un de bien mais je pense que si je suis si bien c’est déjà parce que je me suis tapée 10 ans d’analyse quand-même ! Et aussi parce que je viens d'une famille ou il y avait deux choses fondamentales qui permettent de se construire à peu près bien : D’abord c'est l’humour. Parce que dans ma famille on a toujours été très sérieux dans l'existence mais on a toujours pris les choses avec beaucoup d’humour, même les choses dramatiques, et ça c'est une immense force pour affronter la vie ! Et puis la deuxième chose c'est que je n'ai pas manqué d'amour. Mes parents, ma sœur, mes grands-parents, ils m’ont toujours aimé absolument et même si on me reprochait de mal faire, de rater, d’être loufoque et toussa, il n'empêche que je n’ai jamais manqué d’amour. Donc voilà je ne fais que rendre ce qu'on m'a donné.
Enfin bon… Je distribue pas de l'amour « à tout va » non plus, je suis pas l'abbé Pierre ! Je pense pas que l'humanité c'est tout le monde il est beau tout le monde il est gentil !
Et il faut pas croire non plus que parce que je suis lesbienne, que j'ai eu un enfant par P.M.A et que je travaille pour l'éducation populaire, je suis forcément de gauche, pas du tout ! Moi je peux même être parfois très réactionnaire… Par exemple je suis pour l'uniforme à l'école, je suis contre le mariage pour tous et le mariage en général, et je pense que l'écriture inclusive est une régression… Oui ça me fait chier l'écriture inclusive ! Je trouve que ça exclu au contraire en différenciant tout, je trouve ça débile !
Et le sigle LGBT qui devient le LGBTQIA+ sérieux ? Ça aussi c’est bien débile ! Alors maintenant on est gender fluid, non binaire mais putain les gens ils ont vraiment besoin d'appartenir à un groupe à ce point ? On dirait que maintenant, il faut être victime de quelque chose pour pouvoir exister et se sentir appartenir à une communauté. Ah, être une victime, ça c’est devenu à la mode, si t'es pas la victime de quelque chose t'as raté ta vie. Ah ça pour se chercher, les gens se cherchent, tout le monde se cherche, tout le monde veut mettre en avant son bon vouloir personnel, mais la plupart du temps, les gens vont sur facebook juste pour vérifier ce qu'ils doivent penser et après ils hurlent avec les loups. Et en parlant de hurler avec les loups, moi je suis pas du tout d'accord pour brailler en manif « tout le monde déteste la police » c'est absurde ! Si je me fais agresser ou cambrioler je vais pas appeler des copains, hein ? Si je me fais agresser j'irai au commissariat comme tout le monde. Y’a des flics qui sont cons ? La belle affaire y'a des gaucho qui sont des bons connards aussi ! Quand je côtoyais les squats Marseillais rempli de soi-disant anarchiste, en autogestion toussa, j'ai vu que t'as des mecs qui violent des nanas bourrées, d'autres qui volent les affaires des autres parce que la propriété tu comprends c'est un crime, des blaireaux qui taguent tous les murs pour mettre leur blaze partout comme s'ils pissaient sur leur territoire, des gens qui font du bruit alors que d'autres bossent le lendemain, des gros fainéants pas foutus de nettoyer un verre…
Ok, je suis pas parfaite, loin de là, mais moi au moins je fais des efforts alors que ça me dirait carrément des fois d'être bête, violente et bête, ultra bête, ne répondant qu'à mes plus bas instincts... Des fois, j'aimerais être sans foi ni loi, faire des braquages, des vols à l'arraché, faire flipper des inconnus, chercher la merde aux gens pour rien, et me battre, et en avoir rien à foutre, et être une vraie racaille ! Mais je le fais pas, je sais me tenir !
extrait 3 : « Alexandre »
Moi j'ai fait en un an
Ce que les gens font en 10 ans
Mariage
Adoption
Divorce
Achat immobilier
Moi j'ai eu un enfant par P.M.A
Il s’appelle Alexandre
Le donneur est inconnu
C’est Marion qui l’a porté
Marion est sa Maman
Moi je suis sa Manou
Avec Marion
Quand on s'est séparé
On a été obligé de se marier
Pour que je puisse enfin
Adopter Alexandre
Et lui donner mon nom
J'aime cet enfant
Et je l'aimais déjà
Avant même qu'il naisse
C'est un garçon épatant.
Il a 10 ans maintenant
Il est grand, il est blond, et il a les yeux bleus
On se ressemble beaucoup.
Quand Alexandre avait trois ans, on est allé le présenter à ma grand-mère
Et ma grand-mère, c’était pas une tendre, elle avait son franc parlé…
On attendait tous sa réaction…
Toute la famille s'était réunie
Mémé était assise dans son fauteuil
Et Alexandre était debout devant elle.
Il a dit : « Bonjour mémé Micheline »,
Elle a dit : « Ha c'est donc toi Alexandre,
Bonjour petit bonhomme ».
Et ils se sont observés longtemps
En se fixant dans les yeux
Dans un silence total…
Mon oncle Gilles a rompu le silence : « il est beau hein maman, il est beau cet enfant ?»
Ce à quoi elle a rétorqué du tac au tac : « bien sûr qu'il est beau ! On est tous beau dans la famille ».
C'est une des plus belles phrases que j'ai entendu de toute ma vie !
Parce qu’ils n’avaient aucun lien de parenté, aucun, zéro !
Et pourtant elle a dit ça : « évidemment qu'il est beau on est tous beau dans la famille... »
Elle le défendait déjà !
Elle l'avait fait sien direct !…
On était tous très heureux
On a tous bu du champagne !
Alexandre et moi, on est un duo qui fonctionne bien.
J'essaie de lui apprendre la nature, la bricole, le goût de l'effort, le sens de l’hospitalité…
Il est vachement drôle ! On improvise souvent notre quotidien…
On adore danser !
On adore dessiner ensemble, on adore faire du potager : semer plein de graines à l'automne n'importe comment et voir comment ça va pousser au printemps…
On adore faire du camping et mettre des hamacs entre les arbres.
On adore jouer à la wii, au golf ou aux samouraïs…
On adore prendre l'accent marseillais ou faire des accents bizarres de personnages étranges…
Enfin bref, on fait ce que font la plupart des gens qui s'aiment.
Alexandre lit énormément,
Il tient ça de sa mère…
Et il écrit aussi !
Il a commencé à écrire un roman.
Une histoire de chats domestiqués qui retournent à l'état sauvage à cause d'une catastrophe climatique…
Quand il était tout petit, Alexandre avait un doudou, qui s'appelait « doudou lapinou »
Maintenant il a une paire de jumelle, une boussole et un couteau.
Il a des grandes mains et des grands pieds.
Il a changé trois fois de pointure en deux mois.
Alexandre et moi on s'est toujours battu
Enfin on a toujours joué à se battre
Quand on se bat, on se fait mal mais ça nous fait du bien.
Mais maintenant ce n'est plus possible
Il est devenu trop fort, il pourrait me casser le nez ou me péter un bras sans problème.
Dernièrement, il m'a supplié qu'on se batte encore…
Il m’a dit : « J'ai envie de me battre, j'ai envie de taper de toute ma force sans me retenir et après ça j'ai envie de me prendre une bonne raclée »
Cet enfant est tellement intelligent ! Ça me chagrine de ne plus pouvoir me battre avec lui.
Avant je le bloquais, je le serrais, je le serrais de toute mes forces et je lui disais que je l'aimais à l'oreille.
Je lui disais « je suis là
Je te tiens
Tu peux lâcher ».
C’est dur d'élever un enfant,
C'est dur de l’armer pour la vie…
C'est dur de lui montrer la réalité de ce monde à la fois sublime et dégueulasse…
Et moi, j’ai tellement peur qu'il ne soit pas assez sauvage….