Notes d'intentions
Pour Eugène Savitzkaya, écrire est un acte domestique qui relève d'abord de la vie matérielle. Faire et refaire, en toute indépendance. Ranger, déranger, ranger à nouveau. Structurer la vie de tous les jours comme ça vient ou de manière maniaque, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à vivre, malgré la répétition, la monotonie, la fatigue, et parce que cet ancrage dans le réel donne la mesure de toutes choses, jusque dans leur complexité.
Son roman « En vie » a pour cadre une maison qui vit, qui bouge, qui abrite des gens et des histoires, et qui nous offre un large balayage de tout ce qui se fait et doit se faire dans une maison : Ramasser la poussière, nettoyer les vitres, ranger les armoires, sortir les poubelles, réparer les problèmes, repeindre les murs, reboucher les trous, chasser les rats, tuer un poulet, caresser un lézard… Bref, rien d’extraordinaire, sinon une traversée des gestes de la vie domestique où l’objet le plus usuel, les choses les plus banales, sont à la source d’un profond questionnement, et définissent poétiquement, et même philosophiquement, un état d’être au monde.
« L’Extraordinaire n’aura pas lieu » est un spectacle destiné à l’origine à investir et faire vivre une maison à travers ses fenêtres, pour un public observant et écoutant les choses depuis le dehors (sur la place du village, dans la rue, ou depuis le jardin…). Depuis, ce spectacle s’est décliné dans une version simple et autonome destinée à pouvoir se jouer dans les parcs et jardins, ainsi qu’une version adaptée pour toutes sortes de salles. Diverses versions d’un même spectacle, à la fois proches et différentes…
« L’Extraordinaire n’aura pas lieu » est un spectacle à la fois ludique, poétique, et concret dans sa réception, populaire, accessible à tous, et surgissant avec étonnement dans l’espace public… Notre volonté est de faire entendre une parole bien vivante à travers l’écriture si singulière de Savitzkaya. Que ce spectacle puisse susciter l’intérêt et la curiosité des gens, qu’il soit plaisant à regarder, troublant à entendre, à penser, à rêver…
Anne Naudon et Laurent de Richemond seront les deux figures en miroir témoignant, dans leurs prises de parole et dans un jeu d’apparitions et de disparitions, de la vie cachée de cette maison qu’ils habitent, et que peut-être aussi ils hantent…
Et contrairement à ce que le titre du spectacle nous laisserait entendre il y aura bien toute une dimension « fantastique » qui animera cette maison. Car il y aura aussi des apparitions d’animaux démesurés (des rats, un lézard, un dragon, une poule…) qui veillent, observent et nous surveillent en secret… Et aussi une famille de fantômes qui luttent pour exister… Toutes ces figures sont incarnés par Stéphanie Louit, Peggy Péneau, et Nicolas Rochette.
Et puis il y aura la création sonore de Pascal Gobin, faisant vivre, trembler et respirer les murs fantasmatique de cette maison par des surgissements de sonorités concrètes et organiques, mais aussi par des récurrences musicales souvent assez lyriques et inspirées par une chanson de Bob Dylan…
Dans ce spectacle de l’argent sera jeté par les fenêtres. On nettoiera les vitres. Une cocotte-minute évacuera sa vapeur. Du linge sera plié. On parlera du balayage, de la poussière, et du rangement des armoires. On mangera un poulet, et on en parlera. On parlera des canalisations, du paillasson, du manque d’argent, du dépotoir, des poubelles, de l’odeur de la putréfaction et du fumet de la soupe. On parlera des lézards, des rats, des cloportes, des voisins, des outils, des traces de notre vie, des bruits du monde, du manque de lumière, de l’humidité et du mauvais temps…
Rien d’extraordinaire, donc, sinon une plongée au plus proche des choses et des êtres.
Laurent de Richemond - metteur en scène
Note d'intention
Au contact des objets les plus humbles, à partir des gestes les plus simples, les plus proches de nous, on peut penser le monde !
Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire.
Je ne me suis jamais empêchée de regarder chez les gens.
Je marche dans les rues, m’arrête devant une fenêtre et si la faveur de l’ombre ou de la lumière donne au carreau sa transparence, je regarde. Je scrute les intérieurs, en toute indiscrétion, avec cette peur de gamine de me faire surprendre, prête à décamper si l’habitant venait à surgir.
Ce ne sont pas vraiment les présences qui m’attirent, mais plutôt les empreintes des gens… une paire de chaussettes en bouchon au pied d’un escalier, une couverture pliée sur le rebord d’un canapé, une fleur coupée dans un verre… moi ça me parle ! Et pour peu que l’espace visible soit rangé et témoigne d’un soin particulier pour la propreté… là j’adore !
Oui, j’ai du goût pour le rangement, l’ordre et le propre, je n’en fais pas une revendication, je suis comme ça, c’est tout…
J’aime tout dans le ménage, son mouvement, ses gestes, ses outils des plus modestes au plus improbables parfois. Il y a une forme de cérémonie à faire le ménage, avec des temps et des étapes à respecter.
« On ne lave pas le sol avant d’avoir balayé par terre ! » disait ma grand-mère. Je me rappelle de ses mains équeutant les haricots verts et de celles de ma mère passant l’éponge sur la table. Des rituels de petits riens qu’on répète invariablement et qu’on transmet à travers les temps!
Je ne suis pas une maniaque au sens propre, soucieuse d’une organisation millimétrée des moindres détails, non ! J’aime la vie, j’aime les gens, j’aime les traces et j’aime les nettoyer, j’aime travailler à leur disparition !
J’ai, par exemple, beaucoup de plaisir à recevoir et préparer un repas pour des amis. Je vais réfléchir à tout, de l’entrée au dessert, au vin, aux verres, de la nappe aux serviettes… Je vais cuisiner, débiter, éplucher, les casseroles vont bouillonner, crachouiller… Mais quand, quelques minutes avant l’arrivée des premiers invités, j’ai pu sortir la poubelle, ranger la vaisselle, nettoyer la cuisine et faire place nette comme si de rien n’était, j’éprouve une terrible satisfaction.
En soit, ça dérangerait qui, que les torchons ne soient pas propres et pliés quand la sonnette retentit?
Que ces minces occupations relèvent de la manie ou non, elles témoignent simplement de ce que je suis.
Les mots d’Eugène Savitzkaya , avec la précision d'un scalpel, capturent et transcendent ces petits riens du quotidien qui font nos vies, avec en supplément la Poésie !
Anne Naudon - actrice, partenaire de création
une parole personnelle sur un désir de travail
le goût des traces
J’ai découvert il y a une vingtaine d’année « En vie » de Eugène Savitzkaya, et depuis ce livre ne cesse de m’accompagner. C’est certainement un des livres que j’ai le plus offert autour de moi. Quand je l’offre à quelqu’un, je dis : « Tu verras ça donne envie de vivre, de se poser, d’habiter quelque part ». Mais j’ajoute toujours : « attention, c’est pas non plus un livre de développement personnel, c’est surtout une oeuvre littéraire singulière, une écriture poétique, philosophique aussi ». Mais en fait c’est pas vrai, les gens à qui je l'offre je leur dis simplement : « Lis-ça, c’est très beau ! »
Pour ce qui me concerne, ce livre fait résonner en moi tellement de choses qui me manquent. Ce livre fait écho à un « rêve d’être ».
Moi je suis un procrastinateur qui rêve de méthode. Je suis un accumulateur qui rêve de vide et d’espace. Je suis un bordélique qui rêve d’ordre, de ménage, de rangement, de nettoyage. Et c’est quand je me sens sale que je rêve d’une bonne « purge ». Je suis un célibataire, solitaire, un peu ours, livré à moi-même, un peu perdu parfois, qui rêve de la simplicité rassurante et dérangeante des familles. Je mange trop souvent de la merde, et je rêve parfois de tuer un beau poulet et de le cuisiner moi-même pour l’offrir à manger à mes amis. Je vis en HLM en plein coeur de Marseille, et je rêve d’une maison à vivre comme dans « En Vie ». Je rêve d’une maison comme celle-là, d’habiter quelque part, et de me sentir chez moi.
Aujourd’hui je rêve, mais je me souviens aussi… De mon enfance chez mes grands-parents, chaque été à la campagne, à côté de Figeac. J’ai gardé les vaches et sorti les moutons, j’ai fait la cueillette des prunes, j’ai mis le bidon de lait vide sur la croix du village pour le récupérer plein le lendemain matin, j’ai écossé les haricots, j’ai pissé tous les soirs du haut des escaliers avec Pépé avant d’aller me coucher, j’ai appris à faire du vélo et je me suis ramassé très souvent la gueule. Bref ce sont tous mes souvenirs d’enfance, de liberté joyeuse, de vie dans la nature, de découvertes et de secrets. Tout ça me manque dans ma vie d’aujourd’hui. Tout ça est tellement loin… Et pourtant…
Mais c’est surtout parce que je suis un acteur que cette écriture me parle, parce qu’elle m’appelle fortement à l’oralité.
« En vie » est un kaléidoscope : Tout est à la fois poésie, pensée, imagination, vision du monde, parole… Le plaisir de lire ce livre est pour moi intimement lié au désir de dire.
Parce qu’il y a des textes qui instinctivement vous appellent à les apprendre par coeur, où le seul plaisir de la lecture ne vous comble pas, et où pour les comprendre, il faut les avoir intégrés en soi, les avoir fait siens, et « En Vie » fait pleinement partie de ces textes-là.
Laurent de Richemond - acteur, metteur en scène
une parole personnelle sur un désir de travail