notes et intentions
Le spectacle Suivre Quelqu’un pose la question du portrait au théâtre : Comment raconter, donner à voir et à entendre la singularité d’une personne, la révéler sans forcément l’expliquer? Comment en faire la « monstration »?
Nous avons fait certains choix esthétiques et si ce spectacle était de la peinture ce serait sans doute une sorte de tableau Cubiste… (là où les choses se révèlent sous plusieurs angles, par petites touches…)
Il s’agira surtout pour nous de venir faire l’expérience de l’autre. Et ici, cette « autre », c’est tout simplement « quelqu’un » : Stéphanie Louit. C’est elle l’actrice, la personne, le personnage, le « sujet-objet » au centre de ce spectacle.
Stéphanie est assez singulière, elle a une personnalité forte, et une vie étonnante, mais elle n’est pas non plus si exceptionnelle que ça…
C’est elle qu’on va suivre, c’est son portrait qui va se dessiner sous nos yeux.
Quand sur le marché un vendeur fait la démonstration d'un produit, il le nomme, il le montre, il le fait fonctionner, il le décortique, et par là même il nous en donne son mode d’emploi… La même chose sera faîte de l’individu « Stéphanie » : Donner à voir la réalité de son existence, ce qu’elle est tout simplement… Son corps, sa présence, son évidence, ses gestes, sa parole, sa personnalité, son histoire, son charisme, son idiotie, ses mystères, ses réflexes, ses défenses, ses résistances, ses faiblesses, ses blessures, bref son état d’être au monde dans sa solidité comme dans sa fragilité…
Nous entrerons alors avec Stéphanie dans un temps hors du temps, et c’est le verbe « suivre » qui mènera la danse. Car elle ne sera pas seule ! Durant toute cette traversée, elle sera suivie au plus près d’elle-même par d’autres personnes, actrices et acteurs, amateurs comme professionnels, tous dérivant avec elle sur ce même radeau où chacun est le suiveur d’un autre, où tout le monde suit tout le monde, et où pourtant personne ne ressemble jamais à personne…
Toutes les personnes présentes sur la scène participeront à la révélation d’une figure qui se dessinera pour le public à travers des articulations, des accumulations et au final dans un agglomérat de fragments.
Parce qu’on a besoin des autres pour se révéler au monde. Il ne suffit pas d’exister, on doit aussi montrer qu’on existe…
Cette création est au bord de tout - au bord du théâtre, de la performance, de la danse - C'est une aventure, une dérive, un déplacement, une expérience, une traversée…
Un sacré moment de monstration promet d'avoir lieu…
Laurent de Richemond - metteur en scène
« Le Mouvement »
Cette expérience théâtrale sera construite comme une traversée, les acteurs étant amenés à se mouvoir sur scène dans un temps suffisamment long pour pouvoir se laisser aller dans une dérive… Cette traversée est basée sur une sorte de danse que j’ai appelé « le mouvement »
Dans ce projet chaque acteur est dépendant des autres, et chacun est amené à suivre et à être suivi par d’autres, de guider et d’être guidé dans un même temps. Mise à part la figure de Stéphanie, personne ne se met clairement en avant, ne prend d’initiatives franches, n’impose aux autres sa volonté. Il s’agit d’un travail de l’effacement, de la disparition, de la fusion, mais aussi de la séparation…
La bande son et la Parole
Le mouvement du spectacle est entièrement guidé par une bande son créé par Laurent de Richemond dans un mélange de musiques, de bruits du monde, du son de la mer, des gouttes d’eau dans une caverne, du silence, des murmures, des chants, et la voix d’un enfant…
Et surtout avec la voix de Stéphanie Louit qui parle d’elle, qui se livre, qui se raconte… (création sonore à partir des enregistrements de nos conversations) Cette présence parlante et quasi permanente de cette voix qui se raconte, ainsi que le déroulement des parties musicales, auront des conséquences très concrètes sur la dramaturgie de ce qui se joue sur la scène.
Régulièrement, la voix réelle de Stéphanie Louit prendra le relais sur scène de la voix enregistrée et diffusée (souvent dans un doublage simultané de la voix réelle et de la voix dans les enceintes)
Travail sur « le mimétisme » et « les communautés organiques »
En collaboration avec Boris Szurek (microbiologiste, chercheur en biologie comportementale) nous questionnerons le fonctionnement du mimétisme chez les animaux, plantes, bactéries, organismes cellulaires. Nous chercherons à nous inspirer de ces stratégies mimétiques dans les associations du vivant, afin de créer nous aussi notre communauté organique
(à lire ci-dessous le texte écrit par Boris Szurek sur son travail de recherche scientifique, et sur sa collaboration au projet)
Les Costumes
Le mouvement du spectacle sera ponctué régulièrement d’actions collectives d’habillages et de déshabillages. Les costumes ont pour fonction de dévoiler la vérité des corps, mais aussi de traverser des stéréotypes clairement sexués afin de mettre en lumière le genre tout à fait singulier du personnage de Stéphanie (une identité assez androgyne)
Il y aura donc 5 sortes de « costumes » :
Dans la première partie du spectacle, tout le monde sera habillé de façon similaire avec une sorte d’uniforme du personnage de Stéphanie qui est simplement basé sur la manière la plus commune dont elle s’habille elle-même dans la vie : un pantalon « bleu de chine » et un tee-shirt fantaisie assez original…
Il y aura une partie déshabillée, où chaque acteur et actrice traversera le mouvement simplement vêtu d’un slip ou d’une culotte
Puis viendra un temps d’habillage en costume de Cow-boy (filles et garçons), avec chapeau, moustaches mexicaines, chemise à carreau, pantalon en jean, chaussures et gilet, et un « paquet » placé dans le jean pour faire la bosse du sexe dans le pantalon…
De la même manière viendra un temps d’habillage en robe et chaussures à talon (avec prothèses mammaires pour tous dans le soutien-gorge…)
Et au final se sera enfin le temps du « déguisement », comme les enfants pour le carnaval, et chacun prendra le déguisement le plus improbable qui soit… (déguisés en Banane, Mouche, Souris, Morse, Carotte, Crocodile, Catcheur,…)
« Je suis très heureuse de suivre et d'être suivie, de ce lien étrange que nous avons fabriqué les uns avec les autres. Dans ce projet, nous existons tous de façon illimitée. On se suit tous pour finalement être ensemble, et c'est à la fois si simple et si évident, si mièvre et si naïf, que tout me paraît d'une absolue vérité. Dans ces heures particulières où nous vivons dans ce qui me semble être un ersatz du monde, la vérité de l'instant est inestimable »
« Suivre Quelqu’un » c'est une sorte de récit gesticulé de ma personne mais au-delà de l'intérêt qu'on pourrait porter à une vie ordinaire racontée de façon extraordinaire, il est surtout question du lien. Le lien de Laurent de Richemond avec ses comédiens et des comédiens entre eux. Le lien je crois que c'est la base. Cela nous parle du un et du tout. Chacun suit et est suivi. Tout le monde est tout le monde et pourtant personne ne ressemble à personne… Finalement la chose la plus évidente qui nous lie c'est d'être parfaitement ensemble en un temps précis ou plutôt précisément ensemble hors du temps. Ça nous raconte l'humanité telle quelle est : étrange, velue, pathétique et sublime. Une humanité qui possède d'étranges corps, visages et langages. Dans les créations de Laurent, je crois qu'on est face à une sorte d'humanité jamais vu auparavant…
Laurent de Richemond est, avant tout, un chercheur. Il cherche quelque chose et nous cherchons avec lui. Ce qu'il cherche est toujours innommable, compliqué aussi… Il nous alimente en projections, en détails, en fictions pour tenter de voir, même un court instant, ce qu'il cherche. Il ne nous laisse jamais en carafe ; Et dans cette incompréhensible recherche jalonnée de repères, chacun appréhende librement ce qu'il veut et a toujours l'impression de participer activement à cette recherche commune. Étonnamment, c'est parce que chaque acteur est libre que nous apparaissons tous dans notre singularité et notre solitude. C'est cette maladresse du lien, je crois, qui est aussi recherchée. C’est donc à la fois rare, précieux et presque accidentel.
Dans ce travail, je me retrouve dans l'exploration de la nuance... et si je regarde les synonymes de « nuance » je nous devine dans chacun des termes : dissemblance, bémol, variété, degré…
Le réalisateur, Bruno Dumont, nous dit : « Le drôle, c'est un degré du drame. Il suffit de pousser un peu le drame et on tombe dans le comique. », et les propositions de Laurent se situent dans le degré de toute chose humaine, un pas de côté, dans les facettes de nous-mêmes innombrables et multiformes. Ce qui est donné à voir est sans compromis, ce n'est pas un théâtre aux lumières condescendantes, c'est un théâtre radical qui saisie, qui cloue ; enfin c'est un théâtre qu'on éprouve à l'instant, acteurs et spectateurs ensemble et néanmoins dans deux espaces clairement séparés.
En bande dessinée, l'action se trouve souvent entre les cases, dans le vide de deux dessins figés : la compétence de l'auteur réside en sa capacité à découper correctement son histoire pour que le lecteur puisse se fabriquer tout seul les ellipses. Le théâtre de Laurent de Richemond, me semble-t-il, est composé d'« entre-case », d'interstices et d'ellipses : ce qui se trame dans ses spectacles est intime et inconscient.
J'assume pleinement d'être au centre de ce projet ! Et dans ce travail qui « tourne » autour de moi, je me sens simplement « réelle »… Ni bonne, ni mauvaise, je ne crains aucun jugement car je me sais incomparable. J’essaie d’être au plus proche de ma vérité et ce que j’éprouve devient alors universel et commun. Curieusement, je suis très pudique mais ce que je raconte de moi ne m'appartient plus, et parle à coup sûr de tous les autres… Je suis très heureuse de suivre et d'être suivie. Je suis très heureuse de ce lien étrange que nous avons fabriqué les uns avec les autres. Dans ce projet, nous existons tous de façon illimitée.
Vraiment c'était tellement bien... Ce travail est extrêmement agréable, je crois que nous vivons une sorte de transe, un parfait oubli de soi brassé dans cette singulière communauté… Tu sais c'est étrange ce travail parce ce que ça me procure un grand sentiment de fierté quand je vois tous ces gens si beaux rassemblés sur le plateau autour de moi ; mais comme c'est aussi pour ton travail qu'ils sont tous là, ça nous lie plus encore toi et moi et comme au final dans « Suivre Quelqu’un » on se suit tous les uns les autres et bien on est finalement ensemble pour être ensemble. Et c'est à la fois si simple et si évident, si mièvre et si naïf, que tout me paraît d'une absolue vérité. Dans ces heures particulières où nous vivons dans ce qui me semble être un ersatz du monde, la vérité de l'instant est inestimable.
(message envoyé par Stéphanie Louit à Laurent de Richemond après la première période de travail)
Stéphanie Louit - actrice, figure-personnage-personne au centre du projet
Je suis biologiste de formation et directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement. J’anime une équipe de chercheurs étudiant les mécanismes moléculaires, génétiques et évolutifs qui sous-tendent l’adaptation de microorganismes phytopathogènes (comme les bactéries) à leur environnement, c’est à dire les plantes dont elles dépendent pour croitre et se multiplier. Au cours de mes recherches, je me suis notamment intéressé au phénomène du mimétisme, c’est à dire la pratique qui pousse un être vivant quel qu’il soit, animal, plante ou bactérie, à reproduire les actions de ses semblables, voir même d’autres espèces.
Le comportement mimétique est reconnu chez l’humain ou certaines espèces d’animaux comme un moyen pour un individu de s’accaparer une pratique, et donc in fine de s’intégrer dans un groupe. La biologie comportementale qui vise à étudier l’individu dans sa communauté, a montré le rôle primordial que joue le mimétisme dans l’organisation d’une collectivité.
Une autre fonction bien connue du mimétisme provient de l’étude du comportement de populations d’animaux en déplacement tels certains bancs de poissons, troupeaux de moutons ou les vols d’étourneaux où l’on observe une impressionnante synchronisation des mouvements entre individus situés à proximité : le comportement du voisin détermine le sien par une sorte de mimétisme social. Cette capacité des individus à communiquer entre eux en font une sorte de super-individu ou super-organisme dont la raison d’être est un avantage sélectif pour pouvoir survivre.
On observe aussi un tel phénomène de synchronisation chez les bactéries à travers le phénomène du quorum sensing qui permet à différentes bactéries cohabitant au sein d’une même colonie de coordonner ses actions. Si la taille de la population devient trop importante, chaque cellule bactérienne reçoit un signal lui donnant l’ordre de cesser de se reproduire, ce qui permet à la population de se réguler. Il y va donc de la survie de l’espèce, de l’individu, et cette survie de l’individu est assujettie à celle du groupe. Autrement dit, on ne serait pas un si l’on n’était pas plusieurs.
Chez de nombreuses espèces d’insectes ou d’animaux mais aussi de plantes, le mimétisme est un moyen de se protéger de certains prédateurs. Le mimétisme permet de se faire passer pour un autre, et donc de se cacher pour éloigner le danger. Certaines plantes pratiquent aussi le mimétisme pour se reproduire…
De manière fascinante, ce qui s’observe à l’échelle des individus et des communautés, se décline également au niveau des molécules qui composent les cellules des organismes vivants, on parle alors de mimétisme moléculaire.
Puis-je être si je suis seul ? La question est passionnante !
Que ce soit à l’échelle de la molécule qui tend constamment à évoluer pour se distinguer de ses semblables et acquérir de nouvelles fonctions ou à l’inverse mimer les formes d’autres molécules et se faire passer pour une autre, ou à l’échelle de la cellule qui est en permanence dans un jeu de balancement entre se reproduire à l’identique et se différencier, ou encore à l’échelle de l’organisme qui par le truchement du mimétisme grandit, se protège ou survit.
On comprend alors que ce qui fait communauté a une dimension éminemment organique : comment le groupe existe grâce à la singularité de chacun des individus qui le constitue, comment l’identité de chacun ne peut prendre forme que parce que le groupe offre un cadre pour y donner sa place. En nous interrogeant sur la nature des « Associations du Vivant », nous cherchons les fondements de ce qui peut faire société au sens le plus large du terme.
C’est je crois précisément ce qui anime Laurent de Richemond dans sa quête artistique.
En plus de ce travail de collaborateur scientifique dans ce projet qui permettrait d’explorer d’autres espaces de recherche, j’aurais vraiment à cœur de réaliser un travail d’écriture tout au long de ma participation à ce travail qui viserait à formaliser les parallèles observés entre nos différents règnes du vivant relativement à la question du mimétisme comme ciment d’une construction sociale…