témoignages : Jasmin Limans / Loup Balthazar presse : Chris Bourgue - journal Zébuline

Il regarde à contre-jour, de l'autre côté d'une vitre très propre, apparaître dans des éclats de soleil, la crête d'un dragon. Le ciel n'est que la prolongation d'une très vieille fenêtre contenue dans les murs de la maison qu'elle s'applique à nettoyer soir et matin. Comme un remède à l'ennui. Comme un travail précieux.

Un lieu de vie comme un espace présent, un entre-temps sacré, Les rats et les pantoufles s'y logent parfois. Des crottes de nez aussi dans les pages des livres.

On nous invite à manger un poulet aux champignons autour d'une table servie, on nous invite à dormir dans une chambre d'ami, à participer l'air de rien, au petit théâtre d'une existence humaine. C’est une très étrange et simple représentation. Un simple petit toit où palpite les êtres dont il faudrait prendre soin, matin et soir. Comme on fait le ménage, comment on arrive à faire couple.

Les murs de la maison sont très anciens. Ils portent déjà peut-être en eux le vide de leurs souvenirs futurs tels des fragments fantômes, des morceaux d'âmes brisées, des réminiscences secrètes. Le bruit et le silence d'une nostalgie bienheureuse murmurent doucement entre leurs lèvres… La seule ponctuation est leur souffle de vie.

L'extraordinaire n'aura pas lieu. Il était là, vivant. Présent dans le réel de la maison. Comme la trace d'une parole indélébile. L’embrassement de respirations singulières. La vérité du mouvement des corps. Comme des fenêtres dans les murs. Un trait d'union entre deux êtres. Une tache brillante sur un carré de lumière, empêchant de faire apparaître, de l'autre côté du soleil, dans un nuage invisible, l’ombre d’un dragon.

Et le ciel et la terre demeurent encore ces étendues qui recouvrent les hommes.

Jasmin Limans - spectateur et poète

Dans une mise en scène belle et étrange, Laurent de Richemond nous ouvre à la poésie bouleversante d’Eugène Savitskaya. Nos rêves et nos terreurs les plus sourdes sont propulsées l’air de rien sur un terrain de jeu qui est aussi terrain vague. Se superposent les friches d’un monde en perpétuelle désagrégation et l’intérieur d’un appartement décoré des objets les plus simples et les plus quotidiens. L’horloge, l’assiette ou la vitre semblent les derniers remparts fragiles d’un autre univers, plus difficile à accueillir, mais pourtant infiniment présent au coeur de nos maisons et de nos vies : les fissures, les rats, le moisi, la merde, le compost ou l’humus. Les odeurs nous dérangent et pourtant les chants sublimes s’élèvent au-dessus des gravats, et pourtant les proses inouïes se répondent. Tout cela ensemble et sans violence. Il semblerait que de l’humus fertile et grouillant de vers naissent les créatures les plus belles et les plus fascinantes : dragon, lézard géant, rats curieux et gourmands. Un spectacle qui tremble son humanité et qui détruit nos cloisons mentales comme un charme. Hypnotique.

Loup Balthazar - spectatrice

La création d’Anne Naudon et Laurent de Richemond se joue aux fenêtres d’une maison. Le public est dans la rue et le texte est en quelque sorte pro-jeté sur lui. Il s’agit d’En vie d’Eugène Savitzkaya, textes courts vantant les petits riens de la vie, à la fois « ludique, poétique et concret », pouvant toucher tous les publics. La vie y est représentée sous ses aspects quotidiens, insignifiants. Et c’est cela qui a ému Laurent de Richemond qui évoque les habitudes chez ses grands-parents pendant les vacances et Anne qui aime ranger, nettoyer. De la rue on aperçoit l’intérieur de la maison, éclairé, habité. On entend le bruit de l’aspirateur, des chants d’oiseaux. Il est question d’eaux usées, de poussière, d’odeurs de latrines, d’argent qu’on jette… Deux figurants apparaissent aussi, cachés par de grands masques de rats qui « nous aiment », nous observent. Leur présence fait basculer le spectacle dans le fantastique. Seraient-ils cousins des animaux d’Alice au pays des merveilles ? Où mène donc notre quotidien ? Ce spectacle sera présent au Grand ménage de Printemps, à La Tour d’Aigues, en avril prochain.

Chris Bourgue - journal Zébuline - 09/11/22